Les personnes qui me connaissent savent à quel point je suis en amour pour l’Italie et éprouve un attachement particulier à sa capitale, Rome. La première fois que je m’y suis rendue, j’avais 20 ans et ce fut pour moi une véritable révélation tant je me suis reconnue dans l’énergie qui émane de cette ville. Impression d’y être déjà venue, d’avoir côtoyé le quartier du Vatican, de me sentir « à la maison » et d’avoir l’élan d’y poser un jour mes valises. Depuis, je n’ai eu de cesse d’arpenter ses quartiers de long en large et en travers au fil de mes multiples séjours, et je ne compte plus le nombre de fois où j’ai notamment traversé le Campo di Fiori avec son marché haut en couleurs. 

En 2017, j’y ai pourtant fait une bien étrange rencontre… Pour remettre mon aventure dans le contexte, il faut savoir qu’à ce moment-là, je sors de plusieurs séminaires d’exploration au sein desquels j’ai eu l’opportunité de me reconnecter à des espaces sacrés et que ce nouveau séjour à Rome a décuplé mes capacités à ressentir certaines énergies… Lorsqu’en ce 25 juin 2017 je traverse le Campo di Fiori, je reviens de la colline de l’Aventin sur laquelle se trouve la Villa du Prieuré de Malte, lieu qui a pu un tant soit peu exacerber chez moi une certaine sensibilité. Toujours est-il qu’au moment où je passe entre les étals pour me diriger vers la Piazza Navona, le marché bat son plein et grouille de passants en quête de produits divers et variés. 

Encore toute impressionnée par mon escapade, un peu perdue dans mes pensées, je sens tout à coup un frisson parcourir de bas en haut ma colonne vertébrale… Quelqu’un dans mon dos me regarde fixement, j’en suis convaincue ! Je me retourne aussitôt pour chercher d’où me vient cette étrange sensation et mon regard se pose directement sur l’objet de ce saisissement : au loin, une statue, tout de noir vêtue, visage dissimulé par ce qui ressemble à une capuche, trône sur cette place, semblant dominer la foule de son regard perçant.

Intriguée de n’avoir jusqu’alors jamais remarqué ce monument, je m’approche pour essayer d’en savoir un peu plus sur la personne qu’elle est censée représenter. Sur la plaque, une inscription : 

« IX GIUGNO MDCCCLXXXIX – A BRUNO – IL SECOLO DA LUI DIVINATO – QUI DOVE IL ROGO ARSE » (9 Juin 1889 – À Bruno – Le siècle par lui divinisé – Ici où le feu a brûlé).  

Frappée par la forte impression que cette statue m’a laissée, j’ai à coeur d’aller rechercher qui était ce personnage dont j’apprendrai plus tard qu’il est célébré chaque 17 février par une poignée de fidèles désireux de lui rendre hommage… C’est cette histoire que je m’apprête à vous raconter, celle de Giordano Bruno, frère dominicain condamné au bûcher par les tribunaux de l’Inquisition de Rome en l’an 1600.

Né en 1548 à Nola, Giordano Bruno intègre à 17 ans et demi l’Université dominicaine San Domenico Maggiore de Naples au sein de laquelle il approfondit sa passion pour l’art de la mémoire découvert avec Pierre de Ravenne, mnémotechnique basée sur un système d’images destiné à fixer l’acquisition des savoirs. Il se nourrit aussi de la pensée platonicienne et aristotélicienne et passera dix années dans cette université. L’enseignement reçu influencera durablement sa manière de diffuser ses idées.

En 1566, un nouveau Pape est élu sous le nom de Pie V, glorifiant l’ordre des dominicains auquel il appartient, et se met à combattre le moindre comportement considéré comme hérétique. Nous sommes en pleine diffusion de la Réforme protestante et les tribunaux de l’Inquisition cherchent à en contrecarrer l’influence en Italie. En 1573, Giordano Bruno est ordonné prêtre et devient lecteur de théologie en 1575. Esprit libre, il s’oppose à la hiérarchie de son couvent par ses lectures, la critique des images saintes, la remise en cause de la trinité et est soupçonné d’hérésie. Il quitte donc San Domenico Maggiore pour se rendre à Rome, mais ne peut y rester en raison du climat d’insécurité et de violence qui y règne alors. 

Résolu à l’exil, privé de ressources, il s’aventure d’abord à Gênes où il trouve un emploi de précepteur, puis Turin, Venise, Padoue où il approfondit son apprentissage de l’aristotélisme qui sépare philosophie et religion entraînant la distinction entre sage et vulgaire ou mise en question de l’immortalité de l’âme. Il erre ainsi pendant deux ans au gré des avancées de la peste qui sévit en ce temps-là en Italie et décide de quitter finalement son pays. Il gagne Genève, refuge privilégié alors des persécutés de l’Europe catholique, pour y vivre « en toute liberté et en sécurité ».

Soutenu dès son arrivée par un gentilhomme napolitain, chef de l’église évangélique italienne, il revêt des habits civils, devient correcteur d’imprimerie, décide d’embrasser la foi calviniste mais est contraint à nouveau à l’exil pour avoir publié un libelle contre le titulaire de la chaire de philosophie du Collège qu’il accuse d’incompétence quant à son enseignement d’Aristote. Obligé de reconnaître ses fautes, il part pour Lyon, malgré l’intolérance et la violence qui règnent en France depuis les guerres de religion et les massacres de la Saint-Barthélémy. N’y trouvant pas de quoi satisfaire ses besoins pour vivre, il gagne Toulouse où il devient lecteur de philosophie. Il rejoint ensuite Paris à l’automne 1581, où Henri III le fait appeler, curieux de connaître le secret de sa fantastique capacité de mémorisation et de découvrir la mnémotechnique afin de parfaire ses connaissances. Giordano Bruno publie alors un livre de mémoire intitulé « Des ombres des idées » qu’il dédie à Henri III. En retour, il est nommé « lecteur extraordinaire et provisionné » au Collège des lecteurs royaux.

En 1583, préoccupé par l’agitation politique de Paris, Giordano Bruno part s’installer à Londres, muni d’une lettre de recommandation royale. Défenseur de l’immortalité de l’âme et de l’héliocentrisme, il publie plusieurs textes pour tenter de convaincre de l’intérêt de son enseignement. Il défend notamment l’idée que la mémoire met en relation le sensible avec l’intelligible, les sens constituant une sorte de porte par laquelle « les vérités métaphysiques deviennent vérités physiques ».

Sa pensée attire les foudres de l’Université d’Oxford, et Giordano Bruno se retire chez l’ambassadeur de France. Il défend par la suite son approche de la cosmologie en s’opposant à l’idée copernicienne d’un univers clos et fini, pour poser l’idée d’un cosmos infini, peuplé de « mondes innombrables et à l’image du nôtre ». Il dénonce ainsi l’eurocentrisme : la Terre n’est pas unique, elle fait partie d’une multiplicité de mondes et tous les êtres représentent l’universalité du divin. Ce n’est pas sans risque, puisqu’en affirmant délivrer par cela-même l’humanité des abus de pouvoir de l’Eglise, en reconnaissant qu’en tout homme se trouve un autre soi-même, il critique la conquête de l’Amérique : 

« Les Tiphys [les conquistadors] ont découvert le moyen de troubler la paix d’autrui, de violer les génies des peuples, de confondre ce qu’avec prévoyance la nature avait distingué, de redoubler les maux du monde par les effets du commerce, de créer une chaîne de vices d’une génération à l’autre, de propager avec violence des folies sans précédent, de semer des désordres inouïs sur des terrains encore vierges, en considérant en fin de compte la raison du plus fort comme la meilleure ; ils ont renouvelé le goût, les instruments, les méthodes de la tyrannie et du meurtre ; de sorte qu’un jour viendra où les hommes, auront assez de savoir et moyens pour faire fructifier – en les aggravant – ces inventions si pernicieuses. »

Plus Giordano Bruno développe sa philosophie, plus il s’isole et s’attire les foudres de l’église anglicane. En 1585, il retourne à Paris mais l’emprise de la religion s’est durcie et Henri III ne peut plus cautionner ses idées révolutionnaires. Il s’exile donc en Allemagne en 1586 où il s’intègre à la communauté luthérienne. En 1588, il en est excommunié après des conflits avec sa hiérarchie. C’est à ce moment-là que sa pensée s’oriente vers la « magie » où seule l’intéresse celle qui conduit à « l’enrichissement du savoir », partant du principe que « toute science est bonne ».

En Août 1591, il accepte l’invitation de Giovanni Mocenigo à Venise qui souhaite que Giordano Bruno lui enseigne l’art de la mnémotechnique. Mais un conflit les oppose et Mocenigo le dénonce à l’inquisition vénitienne le 23 mai 1592. Son procès va durer huit ans, les actes d’accusation évoluant au fil du temps : positions théologiques hérétiques, rejet de la Trinité, blasphème contre le Christ, négation de la virginité de Marie, art divinatoire, vision cosmologique… Il est finalement blanchi par les tribunaux vénitiens. Mais sur intervention du Pape d’alors, Clément VIII, Rome obtient son extradition et il se retrouve dans les geôles vaticanes. Refusant de se soumettre, il est déclaré hérétique après 22 interrogatoires, (nombre dont je ne peux m’empêcher de voir l’analogie avec celui des arcanes du Tarot de Marseille), et condamné au bûcher le 8 février 1600. A la lecture du verdict, il énonce, menaçant : 

« Vous qui prononcez contre moi cette sentence, vous avez peut-être plus peur que moi qui subis. »

Le matin du 17 février 1600, il est ligoté au poteau du bûcher, la bouche entravée et s’apprête à périr dans les flammes lorsqu’on lui montre l’image du Christ. Le philosophe détourne son regard avant de succomber.

Giordano Bruno laisse une oeuvre complexe puisqu’elle traite aussi bien d’astronomie, de physique ou de philosophie. En considérant que l’univers est doté d’une âme, que toute chose est animée, il contredit la pensée de l’Eglise. Dieu est installé au coeur des choses et de l’homme. Le mouvement de la vie est intrinsèque, tout peut se dire de l’univers comme totalité et se nomme « l’âme du monde ».

Toute sa philosophie remet en cause la place de l’homme dans l’univers et par cela-même, sa relation à Dieu :

« Point n’est besoin d’ouvrir les yeux au ciel, de lever les mains, de diriger ses pas vers le temple, de fatiguer les oreilles des statues afin d’être mieux exaucé. Ce qu’il faut, c’est descendre au plus intime de soi, considérant que Dieu est proche, que chacun l’a avec soi, et au dedans de soi plus que lui-même n’y peut être, car Dieu est âme des âmes, vie des vies, essence des essences. »

Symbole de l’esprit laïque, voire anticlérical, Giordano Bruno n’a toujours pas été réhabilité par l’Eglise et ce sont les francs-maçons italiens qui décident d’ériger un monument à la gloire du philosophe en 1889. Il reste néanmoins un des plus importants philosophes du XVIème siècle,  certains disant même de lui qu’il préfigure la pensée révolutionnaire qui marquera le siècle des Lumières.

Cette rencontre avec ce personnage très controversé à son époque (et encore aujourd’hui) m’a interpellée à plusieurs niveaux tant je trouve que son histoire est finalement terriblement moderne. Tout d’abord, pour la psychopédagogue que je suis qui a appris à utiliser des outils visuels pour développer les capacités de mémorisation, comment ne pas se sentir reliée à cet homme qui toute sa vie enseigne la mnémotechnique à partir d’images, il y a plus de 400 ans ? Ensuite, à l’heure où nombre d’intégristes du « tout-scientifique » s’évertuent à éliminer du champ médiatique tout ce qui vient contrecarrer leurs certitudes, comment ne pas se souvenir qu’il y a déjà des siècles, nombre d’hommes et de femmes ont été martyrisés, lynchés, exécutés, simplement pour avoir osé énoncer des savoirs empiriques dont la science devait bien plus tard en confirmer le bien-fondé ? Enfin, comment ne pas se sentir reliée à un être qui a osé  penser le premier que l’humain n’est pas séparé de l’espace dans lequel il est immergé, que l’univers est doté d’une âme, que la nature est un « art vivant, qui façonne en permanence sa propre matière de façon intrinsèque », qui met au point de nouvelles techniques magiques à partir de figures et de nombres pour obtenir des effets favorables ? 

A l’heure où des crises ressurgissent un peu partout dans nos sociétés occidentales, Giordano Bruno nous invite à une transformation de nos valeurs morales, de nos dogmes,  de notre rapport à la vie et à la mort qui n’est pour lui qu’une « dissolution » de cette composition d’esprit et de matière qu’est l’homme individuel, une phase transitoire avant qu’esprit et matière se recomposent autrement. » Il nous propose une laïcité qui ne renie pas le sens du sacré, nous convie à cesser d’attendre un « sauveur » potentiel : c’est en se tournant vers l’étude de la nature elle-même qu’il s’agit de chercher à entendre un message.

Sommes-nous enfin prêts à écouter ?

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